Ouïghours : au Xinjiang, un lent et silencieux «génocide culturel»

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Photo de @Maxime Matthys

Pékin mène une politique d’assimilation forcée des Ouïghours aussi efficace sur le long terme que l’élimination physique systématique. Une stratégie à l’abri des critiques internationales.

 

Depuis plus de deux ans, le Parti communiste chinois mène dans la région du Xinjiang une politique d’enfermement massif dans des «camps de rééducation politique», selon le terme officiel, des citoyens des minorités musulmanes, ouïghours mais aussi kazakhs, kirghizes ou huis. Plus d’un million de personnes seraient détenues, soit le dixième de la population ouïghoure. Une campagne qui vise à les couper de leur famille, de leur langue, de leur religion et de leur culture.

Comment qualifier la politique de Pékin ?

Dans la prison à ciel ouvert qu’est devenu le Xinjiang, les disparitions, détentions, arrestations massives et arbitrairesle harcèlement des intellectuels ou la destruction des lieux de culte montrent la volonté d’acculturation d’un peuple entier. Pour Kyle Matthews, directeur de l’Institut montréalais d’études sur le génocide et les droits de la personne, «on peut parler d’une forme de génocide, selon les termes de la Convention du génocide des Nations unies» signée par plus de 150 pays, y compris la Chine. «La séparation des enfants de leurs parents figure parmi les actes constitutifs d’un génocide selon la définition de 1948 ["transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe", ndlr], ajoute l’historienne Hélène Dumas, chargée de recherches au CNRS. Mais la condition pour qu’une telle politique soit qualifiée de génocide réside dans l’intention de "détruire ou tout ou en partie le groupe" cible. C’est ici la question la plus délicate, celle de l’élément intellectuel du crime et du but visé par les autorités chinoises.» Le chercheur allemand Adrian Zenz, premier à révéler l’ampleur des internements forcés, préfère parler de «génocide culturel». D’après lui, l’élimination physique des Ouïghours «n’est pas du tout l’objectif de Pékin» et «il est très probable qu’elle n’aura pas lieu». Cet ethnocide est plus systématique qu’au Tibet, où sévissait le haut fonctionnaire Chen Guanguo avant d’être nommé en 2016 à la tête du Xinjiang.

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Pour la tibétologue Katia Buffetrille, de l’Ecole pratique des hautes études, «Chen Guanguo a commencé au Tibet cette politique qui ne vise non pas seulement les dissidents mais l’ensemble d’un groupe ethnique perçu comme une menace pour la sécurité nationale. Mais, bien qu’il y ait des "camps de rééducation" au Tibet, il semble que, pour le moment, seuls les religieux y soient envoyés».

Ces internements prendront-ils fin ?

La Chine a annoncé, le 30 juillet, que «90% des personnes ayant suivi une formation professionnelle ont achevé leurs études et trouvé un emploi» et «sont heureux». Une déclaration reprise telle quelle par nombre de médias internationaux, bien que qualifiée de «trompeuse» et «invérifiable» par Amnesty International. «C’est un nouveau mensonge du régime dictatorial et manipulateur chinois, s’insurge la sociologue Dilnur Reyhan, enseignante à l’Inalco. Parmi les 430 personnes issues de l’élite ouïghoure détenues au Xinjiang que j’ai recensées, moins d’une dizaine ont été libérées ces derniers mois. Et mon cousin et son fils, internés depuis décembre 2018, n’ont pas recouvré la liberté.» En revanche, selon nos informations, la plupart des femmes ouïghoures mariées à des Pakistanais et qui avaient disparu depuis deux ans semblent avoir pu rentrer chez elles.

Quel est le but recherché ?

Pour Adrian Zenz, la séparation des familles «constitue un élément distinct et stratégique de la campagne de rééducation menée au Xinjiang, et pas seulement une conséquence de l’enfermement des parents. Le but est que toute une jeune génération soit élevée loin des lieux de culte, parle couramment chinois et connaisse l’idéologie du Parti sur le bout des doigts». Mais le traumatisme infligé aux enfants arrachés de force à leurs parents pourrait s’avérer à double tranchant. «Les enfants découvriront un jour qu’ils sont différents, que leur identité a été réprimée par la force, prédit le chercheur. Certains pourront répondre par la radicalisation et l’extrémisme. Cela peut créer, à terme, une nouvelle forme de terrorisme ou de séparatisme.» Conscient des risques, le PCC a pointé en 2018 l’urgence de «s’occuper avec amour des enfants de personnes détenues en rééducation». Un plan d’action a même été lancé pour leur «offrir un soutien psychologique rapide et efficace» et «compenser l’absence de liens familiaux».

Que dit le droit ?

La politique d’internement des mineurs viole clairement la Convention relative aux droits de l’enfant des Nations unies. Signé par la Chine en 1992, le texte oblige notamment les Etats à s’assurer «que l’enfant ne soit pas séparé de ses parents contre leur gré». Par ailleurs, il stipule que «dans les Etats où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, un enfant ne peut être privé du droit d’avoir sa propre vie culturelle, de pratiquer sa propre religion ou d’employer sa propre langue en commun avec les autres membres de son groupe.»

Comment réagit la communauté internationale ?

En mars, Michelle Bachelet, la haute-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, a de nouveau réclamé, en vain, un «accès total» à la région du Xinjiang. En réponse, les autorités ont organisé des visites très encadrées des soi-disant «centres de formation professionnelle» pour adultes. Grâce à des images satellites, la BBC a démontré que les miradors et les clôtures avaient au préalable été démontés et des terrains de sport installés exprès pour sa visite. Malgré la censure implacable de Pékin sur le Xinjiang, les preuves s’accumulent. La communauté internationale ne peut plus ignorer les exactions menées sur la population, mais évite le sujet, par crainte de rétorsions économiques. Le 10 juillet, 22 pays (dont la France) ont néanmoins signé une lettre envoyée à l’ONU pour dénoncer la persécution des Ouïghours. Quelques jours plus tard, Pékin rétorquait en annonçant que 50 autres Etats, dont de nombreux pays musulmans, félicitaient la Chine pour sa politique au Xinjiang et «pour ses remarquables réalisations en matière de droits humains». «Pour quelques millions de dollars, ils ont vendu leur âme», s’indigne un Ouïghour français. Même la Turquie, qui avait qualifié en février la situation de «honte pour l’humanité», a fait machine arrière en juillet, le président Erdogan affirmant lors d’une visite officielle en Chine que les gens vivaient «heureux» au Xinjiang.

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L’inaction internationale «démontre que la Chine est de plus en plus puissante et peut jouer de son influence diplomatique», regrette Kyle Matthews. La critique la plus vive provient des Etats-Unis. Le secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, a dénoncé cet été les «pressions menées par Pékin» sur les gouvernements qui protègent «la plus grande crise des droits humains de notre ère». «Il est grand temps que le monde occidental passe à l’étape suivante, espère Adrian Zenz. Si nous croyons vraiment en nos valeurs, nous devons être prêts à infliger des sanctions économiques ou à entrer dans un véritable conflit politique.»

Laurence Defranoux Valentin Cebron

 

LA source: liberation.fr

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